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9782951334236HEX.html
Doux ennemi
(1942-43)
Mon père ayant été mobilisé au début de la Seconde Guerre mondiale, ma mère, mon frère aîné et moi avons quitté Paris pour nous réfugier à Angoulême, dans ma famille maternelle. À la débâcle, ma mère a rejoint à Paris mon père, démobilisé. Mais, pour nous mettre à l'abri des risques du conflit, mon frère a été envoyé chez des cousins paternels à Bordeaux et, par la suite, en Béarn ; et moi, je suis resté chez ma tante à Angoulême.
Celle-ci était responsable de la salle philharmonique de la ville, de l'autre côté de la place de la gendarmerie. Cette salle a vite été réquisitionnée par les Allemands lorsqu'ils ont pénétré en zone libre pour servir de cinéma aux troupes. On n'y passait bien sûr que des films tout droit sortis des studios berlinois de
l'U.F.A.
Chaque utilisation des lieux supposait une passation des clefs entre ma tante et le projectionniste qui venait à l'avance installer ses bobines. Celui-ci parlait quelque peu notre langue. Il avait très tôt conclu avec ma tante l'accord suivant qui stipulait cependant que nous (mon cousin et moi-même) rentrerions à la maison à une heure bien précise : nous laisser monter chaque jeudi dans la cabine de projection. De là, nous regardions l'écran sans comprendre un traître mot, mais cela suffisait à nous divertir. (Ce fut, en vérité, ma première approche de l'art cinématographique, mon
Cinema Paradiso à moi.) Et, comme il était père de deux enfants plus ou moins de notre âge ? mon cousin et moi avions sept ans ?, il nous témoignait beaucoup de tendresse et nous gâtait de biscuits et de chocolats.
Nous n'avons jamais su son nom. Roland et moi l'appelions respectueusement « Monsieur », mais, entre nous, il était affublé du sobriquet de « Zingueur ». Nous nous arrachions en effet avec peine à la fascination des images quand le brave homme nous disait, avec un accent germanique presque caricatural :
« Ach ! les zenfants, il est zing heures. »