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Editions l'Escalier
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Noa Noa ; journal original de Paul Gauguin à Tahiti
Paul Gauguin
- Editions l'Escalier
- 1 Janvier 2011
- 9782355830273
Extrait
M'écartant du chemin qui borde la mer je m'enfonce dans un fourré qui va assez loin dans la montagne. Arrive dans une petite vallée. Là, quelques habitants qui veulent vivre encore comme autrefois. Tableaux Matamua "Autrefois" et Hina maruru.
Je continue ma route. Arrivé à Taravao (extrémité de l'île), le gendarme me prête son cheval. Je file sur la côte est, peu fréquentée par les Européens. Arrivé à Faaone petit district qui annonce celui d'Hitia, un indigène m'interpelle :
- Eh! L'homme qui fait des hommes (il sait que je suis peintre), viens manger avec nous! (Haere mai ta maha), la phrase hospitalière.
Je ne me fais pas prier, son visage est si doux. Je descends de cheval ; il le prend et l'attache à une branche, sans aucune servilité, simplement et avec adresse.
J'entre dans une maison où plusieurs hommes, femmes et enfants sont réunis, assis par terre, causant et fumant.
- Où vas-tu? me dit une belle Maorie d'une quarantaine d'années.
- Je vais à Hitia.
- Pour quoi faire?
Je ne sais pas quelle idée me traversa la cervelle. Je lui répondis :
- Pour chercher une femme. Hitia en a beaucoup et de jolies.
- Tu en veux une?
- Oui.
- Si tu veux je vais t'en donner une. C'est ma fille.
- Est-elle jeune?
- Eha ("oui").
- Est-elle jolie?
- Eha.
- Est-elle bien portante?
- Eha.
- C'est bien, va me la chercher.
Elle sortit un quart d'heure et tandis qu'on apportait le repas des maioré, des bananes sauvages et quelques crevettes, la vieille rentra suivie d'une grande jeune fille, un petit paquet à la main.
A travers la robe de mousseline rose excessivement transparente on voyait la peau dorée des épaules et des bras ; deux boutons pointaient dru à la poitrine. Son visage charmant me parut différent de celui des autres que j'avais vus dans l'île jusqu'à présent et ses cheveux poussés comme la brousse, légèrement crépus. Au soleil une orgie de chromes. Je sus qu'elle était originaire des Tonga.
Quand elle fut assise près de moi je lui fis quelques questions :
- Tu n'as pas peur de moi?
- Aita ("non").
- Veux-tu toujours habiter ma case?
- Eha.
- Tu n'as jamais été malade?
- Aita.
Ce fut tout. Et le coeur me battait tandis qu'elle, impassible, rangeait devant moi par terre sur une grande feuille de bananier les aliments qui m'étaient offerts. Je mangeais, quoique de bon appétit, timidement. Cette jeune fille, une enfant d'environ treize ans, me charmait et m'épouvantait : que se passait-il dans son âme? Et dans ce contrat si hâtivement conçu et signé j'avais la pudeur hésitante de la signature, moi presque un vieillard.