Et si la verticalité avait une histoire ? Dans la perception occidentale du monde en trois dimensions, la montagne joua un rôle déterminant. Celui-ci s'affirma à partir de la Renaissance, lorsque les Alpes et les Andes virent défiler des dizaines de milliers d'individus, simples mercenaires comme princes ou même rois, qui rêvaient de conquêtes à la hauteur de celles d'Alexandre et d'Hannibal.
Parce que la montagne est « scabreuse, pierreuse, montueuse, infertile, mal plaisante à l'oeil, très difficile aux pieds », comme l'écrit Rabelais, elle s'éprouve jusque dans la chair. Elle est le lieu de l'initiation, de la conversion et de la transfiguration. Loin d'être le territoire du retard et du barbare que l'on prétendait, la montagne fut surtout le lieu du dépassement, de la réformation de l'oeil et de l'esprit, qui participèrent de l'élan de la Renaissance. La verticalité traversée et vaincue devint un état d'esprit fait d'audace, d'ambition et d'innovation. Ainsi François Ier, ébloui d'avoir su « trancher les monts » en y conduisant chevaliers et canons avant de triompher à Marignan, ou Cortès, ordonnant de faire l'ascension du Popocatépetl avant de prendre Mexico.
Selon l'usage que les souverains ou les peuples en firent, la montagne fit saillir des identités nouvelles, elle façonna les imaginaires, contribua à modifier les pratiques et les cultures politiques de l'Europe moderne. Et les montagnards naquirent pour eux-mêmes, défendant leur territoire face aux sarcasmes des hommes des plaines. Du légendaire Guillaume Tell au chevalier Bayard, de l'amazone Philis de la Charce aux fées francoprovençales, la montagne devint un territoire revendiqué et valorisé, forgeant des « identités verticales », tant chez les redoutables Suisses que chez les équivoques ducs de Savoie, qui la déclinèrent en poèmes et en somptueux ballets de cour.
En faisant cheminer l'homme entre ciel et terre, entre arêtes et précipices, entre effondrement physique et extase mystique, la verticalité de la montagne est en soi un chemin « montant descendant », susceptible de transformer l'homme en profondeur. Elle s'impose à nous comme une magnifique allégorie de la Renaissance, sinon de la vie elle-même.
Stéphane Gal est maître de conférences HDR en histoire moderne à l'université Grenoble Alpes. Il a notamment publié Charles-Emmanuel de Savoie La politique du précipice, Payot, 2012.
1515 : Marignan ! Date la plus facile à retenir de toute l'Histoire ! Mais qui sait qu'avant la fameuse bataille, François Ier et ses canons avaient franchi les Alpes par des chemins inconnus ? Et que le roi et ses guerriers étaient en armure de combat à 2 000 m d'altitude ? En 2019, des scientifiques et passionnés ont décidé de réitérer l'exploit. Non par pure performance, mais afin d'en mesurer les effets sur le corps et ainsi de mieux comprendre les conditions de traversée des montagnes par les armées de la Renaissance. Il a fallu pour cela faire fabriquer des armures, les endosser et les tester, sur le terrain comme en laboratoire, grâce à des technologies de pointe. En faisant dialoguer les disciplines, telles que l'histoire, la biomécanique, l'informatique et la physiologie, mais aussi des sportifs, associations et troupes de montagne, le projet MarchAlp a fait du corps armé une source d'information, de la montagne un laboratoire, d'une aventure scientifique une aventure humaine
La contagion implique des comportements humains propres aux périodes liminales (de limen, seuil), tels que la peur, le repli, ou au contraire le courage et le dévouement, qui traversent les siècles.
Qui aurait pu croire que notre monde arrêterait sa course effrénée aussi brutalement et de manière aussi universelle que ce que ce « Grand Confinement » nous impose aujourd'hui ? Nous renouons curieusement avec les expériences littéraires de Camus et de Giono...