Anamosa
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Comprendre ce qui nous arrive, ce qui nous est arrivé... Tel est l'enjeu de ce livre. Avec les outils des sciences sociales et de celles de la psyché, le sociologue Marc Joly, spécialiste de la sociologie du pouvoir et de la violence morale, décrypte avec efficacité la crise démocratique que nous vivons à partir d'un cas, celui du président Macron.
À la suite de la dissolution de l'Assemblée nationale, le 9 juin 2024, nombre de commentaires ont fleuri sur la " folie " d'Emmanuel Macron, " artisan du chaos ". Le ressentir et le dire est une chose ; analyser en quoi consiste précisément cette pathologie au pouvoir en est une autre. C'est tout l'enjeu du patient travail de Marc Joly. Tenant d'une véritable articulation de la sociologie avec la psychanalyse, prolongeant une vaste enquête consacrée à la catégorie de " perversion narcissique ", il dévoile ce qui est effectivement en jeu : une folie narcissique que colmate une perversité accomplie et qui, en conséquence, rejaillit sur tout un peuple.
Pour mettre des mots (et du savoir) sur le décervelage que provoque la personnalité d'un président usant sans la moindre considération éthique de toutes les prérogatives que lui offre la Constitution de 1958, l'auteur perce à jour les différentes dynamiques et relations sociales à l'oeuvre : crise de la violence symbolique ; " folie à deux " ; masculinité toxique et capitalisme prédateur ; fantasme monarchique de la Ve République. -
Le paysan nous fascine, entre altérité et familiarité. Alors que la population agricole ne cesse de s'étioler, le paysan est partout et nulle part. Il est le réceptacle de nos espoirs et de nos angoisses. C'est cette " paysannerie classe objet " qui est au coeur de ce texte, d'une grande actualité. Début 2024, alors que les manifestations d'agriculteurs s'étendaient à travers le pays, les responsables politiques se sont succédé sur les plateaux des chaînes d'info pour appuyer le mouvement et clamer leur amour du " monde paysan ". De François Ruffin à Jordan Bardella, on défendait " l'exception agriculturelle " française face à la concurrence déloyale de produits étrangers. Cette unanimité autour de la " cause paysanne " renvoie à un rapport particulier entre un " nous non paysan " et un " eux paysan " aux contours flous et protéiformes. Le paysan c'est l'agriculteur, l'habitant des campagnes, le " petit " producteur. Mais c'est aussi la France, la nation, la république. C'est le bon sens, la simplicité, le travail, l'effort, l'enracinement, la nature, la convivialité, l'authenticité, le savoir-faire, la droiture. C'est tout ça à la fois. Le paysan nous fascine. C'est un énigmatique mélange entre altérité et familiarité. Alors que la population agricole ne cesse de s'étioler, le paysan est partout et nulle part. Par-delà les barrages autoroutiers, il est présent dans les publicités pour du jambon et du fromage industriel, il est sur nos pièces de monnaie (" la semeuse "), dans la littérature, dans les discours politiques, et dans les cris de supporters se moquant des joueurs de l'équipe adverse (" paysans, paysans, paysans "). Il est le réceptacle de nos espoirs et de nos angoisses. De nos injonctions contradictoires. Au fil des années et des crises, on l'a dépeint en républicain, en réactionnaire, en patriote, en productiviste, en écolo aussi. On l'a voulu de gauche, de droite, sans étiquette. Les paysans, comme le résume Pierre Bourdieu, c'est une " classe-pour-autrui " " sans cesse invités à prendre sur eux-mêmes le point de vue des autres, à porter sur eux-mêmes un regard et un jugement d'étrangers ". C'est cette " paysannerie classe objet " qui est l'enjeu de ce texte.
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Les seins des femmes sont-ils le siège visible, désigné, ressenti du féminin ? Ils sont en tous cas au coeur de tensions à la fois intimes et sociales, voire politiques, enjeu de l'assignation des femmes à des normes immémoriales et lieu d'une émancipation revendiquée. Cet essai en dévoile les mille et un signaux à travers une enquête où les femmes livrent leur expérience vécue.
Ronds, fermes et hauts, ni trop petits ni trop gros, à la fois sexy et nourriciers, les seins des femmes sont l'objet d'assignations, d'injonctions et de fantasmes innombrables. Or l'expérience de chacune et de chacun est bien loin de se conformer à ces idéaux. Ces standards sont donc fréquemment vécus comme un poison et les seins réels invisibilisé.
Camille Froidevaux-Metterie a mené une enquête auprès de femmes de tous âges, qui déroulent le fil de leur existence au prisme de leurs seins : de leur apparition au port du soutien-gorge, de la séduction au plaisir sexuel, du poids des normes esthétiques à la transformation volontaire ou contrainte par la chirurgie, de l'allaitement à la maladie... Grands oubliés des luttes féministes, appartenant à la fois à la sphère intime et à la sphère sociale, les seins condensent le tout de l'expérience vécue du féminin contemporain, soit ce mixte paradoxal d'aliénation et de libération. Ce constat s'inscrit dans une dynamique puissante que l'autrice appelle " tournant génital du féminisme ", mouvement de réappropriation du corps des femmes dans ses dimensions les plus intimes : mieux connaître les organes génitaux et leur fonctionnement, lutter contre les violences sexistes et sexuelles, revendiquer l'accès à une sexualité libre et égalitaire placée sous le signe du consentement. Dans la pluralité de leurs formes et la liberté de leur condition, les seins participent de ce mouvement.
Au cours de son enquête, l'autrice a réalisé des portraits des seins des femmes qui évoquent avec force en regard des verbatims et de l'analyse de cette " expérience vécue des seins ". -
"on ne peut pas accueillir toute la misère du monde" : en finir avec une sentence de mort
Pierre Tévanian, Jean-Charles Stevens
- Anamosa
- 1 Septembre 2022
- 9782381910574
Proférés pour clore toute discussion, ces dix mots, "On ne peut pas accueillir toute la misère du monde" semblent constituer l'horizon indépassable de tout débat sur les migrations, tombant comme un couperet pour justifier le refus ou la restriction. Dans cet essai incisif, il s'agit de décrypter et déconstruire tous les poncifs qui s'y logent et de revaloriser l'hospitalité.
" On ne peut pas accueillir toute la misère du monde " : qui n'a jamais entendu cette phrase au statut presque proverbial, énoncée toujours pour justifier le repli, la restriction, la fin de non-recevoir et la répression ? Dix mots qui tombent comme un couperet, et qui sont devenus l'horizon indépassable de tout débat " raisonnable " sur les migrations.
Comment y répondre ? C'est toute la question de cet essai incisif, qui propose une lecture critique, mot à mot, de cette sentence, afin de pointer et réfuter les sophismes et les contre-vérités qui la sous-tendent.
Arguments, chiffres et références à l'appui, il s'agit en somme de déconstruire et de défaire une " xénophobie autorisée ", mais aussi de réaffirmer la nécessité de l'hospitalité. -
Féminisme : mot explosif, chargé de batailles, d'identifications et de contradictions. Mot d'importance donc pour la collection Le mot est faible, dont la professeure en études de genre Éléonore Lépinard s'empare ici avec brio pour le recharger d'une exigence toujours renouvelée de penser ses propres contradictions et de réinventer de nouvelles pratiques d'émancipation.
Un mot explosif, qui serait pour certain·es, à chaque époque, porteur
d'excès, d'une demande d'égalité risquant de renverser l'ordre établi,
d'un désir d'imposer de nouvelles identités ou de prescrire un nouveau
langage. Un mot brûlant aussi, dont l'incandescence est aujourd'hui
ravivée, à coups de hashtags, de témoignages et de colères rendues
publiques, de manifestations et de chorégraphies à dimension
planétaire. Un mot porteur de contradictions également, car la tentation
est toujours grande d'imposer une définition commune et légitime du
féminisme pour toutes celles et ceux qui voudraient se revendiquer de ce
projet politique, et le risque tout aussi grand que cette définition se
révèle excluante. Les rassemblements de toutes, #NousToutes,
contrastent ainsi avec les conflits et colères, les #NousAussi clamés par
les exclu·e·x·s d'un discours qui se veut universaliste mais qui ne
manquerait pas de toujours ériger des frontières, des clôtures autour
d'un " bon " féminisme, accessible à certaines et pas à d'autres...
Face à tout cela et à ces avalanches de tendances ou de versions
(féminisme radical, business feminism, féminisme matérialiste, afroféminisme,
transféminisme, féminisme queer, écoféminisme...), on peut
se demander si le mot peut désigner un projet commun dont les
contours seraient identifiables. Comment un mouvement qui semble
s'énoncer au nomd'un sujet qui a l'apparence de l'évidence, les femmes,
peut-il s'avérer si protéiforme ? Comment peut-il être étiré jusqu'aux
limites de ses possibilités et de son histoire puisque, dans certains
contextes, il devient revendiqué par des fractions de ceux-là même qui
l'ont tant combattu, les idéologies de droite voire d'extrême droite ? Y at-
il encore un dénominateur commun ? Le féminisme est-il voué à
l'éclatement et à la récupération ou peut-il continuer de nourrir nos
imaginaires, nos désirs, nos luttes et nos vies ?
L'autrice défend ici brillamment que ces luttes et ces conflits sont
essentiels au féminisme, au sens où le féminisme porte une exigence
toujours renouvelée de penser ses contradictions, de répondre à celles
qui en contestent les frontières, de réinventer de nouvelles pratiques
d'émancipation. Pour autant, accepter l'importance de ces conflits n'est
pas céder au relativisme : toutes les versions du féminisme ne sont pas
bonnes à adopter ou équivalentes. Loin de là. -
La tradition : bonne à n'être que le nom d'une baguette ou la revendication du conservatisme ? Voilà un mot apparemment usé et amoindri, dont les auteurs font le tour et qu'ils interrogent en regard de la " modernité ", rappelant aussi qu'elle fut au coeur de l'entreprise des sciences sociales.
C'est un mot usé, fatigué, élimé parce qu'il a été beaucoup utilisé. À moins que l'amoindrissement de sa charge sémantique ne relève plutôt d'une discordance avec l'époque. La tradition ne serait plus à la mode. Paradoxalement. Repris à l'envi dans la communication patrimoniale qui vante l'authenticité, le chez-soi et l'immémorialité, ce mot subit, au même moment, un racornissement de son domaine d'assignation. Bonne à n'être qu'un slogan pour des publicités peu inspirées, coincée dans l'étau de l'injonction mémorielle et du colifichet touristique, la tradition se fait rigoriste à l'autre bout du portefeuille langagier. Les " tradis ", ce sont, pour beaucoup d'entre nous, ces autres, dont nous peinons quelquefois à comprendre, sur fond de " Manif pour tous " et de soutanes tout droit sorties de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, un argumentaire et des attitudes qui relèvent de son orthopraxie. Une tradition en majesté en quelque sorte, éloignée de ce qu'elle est de fait : bien moins la lecture littérale d'un dogme qu'une somme d'interprétations d'un noyau dur qui sert in fine d'entregent à des signifiants flottants.
Disqualifiée la tradition par le trop-plein et le trop peu ? L'on pourrait dire la même chose de la modernité. Que sa progressive mise à l'index, surtout à compter des années 1970, renvoie à toutes sortes de relectures ouvrant sur le souhait de clore ce qui serait une parenthèse désenchantée de l'anthropocène en est une autre. Tandis que des mots retrouvent de leur lustre pour dire et faire dire l'époque - le fond de l'air serait à la radicalité et à la réaction -, d'autres dépérissent tranquillement dans la sphère communicationnelle. Pour des raisons différentes, la pléthore de l'insignifiance pour la première et une aversion galopante pour la seconde, tradition et modernité, en un couple qui régna en maître sur nombre de travaux menés dans les sciences sociales des Trente Glorieuses aux fins de circonvenir la question latérale du changement ou, plus exactement, de l'évolution, ne font donc plus recette.
Toutefois, ne faire de la tradition (un ensemble d'énoncés, d'actes, de représentations et de croyances qui se transmettent de génération en génération) qu'une arme au service d'une idéologie de la différenciation négative ne saurait restituer toutefois ce qu'elle fut aussi : un moyen de cerner des sociétés en s'interrogeant précisément sur l'effectivité et la pertinence de ce que l'on plaçait derrière le mot tradition, soit un opérateur pour les sciences sociales qui mérite d'être pris en compte. -
Nous sommes venus en France : Voix de jeunes algériens 1945-1963
Mathias Gardet
- Anamosa
- 10 Octobre 2024
- 9782381910987
Sur les lieux de l'ancien centre d'observation pour mineurs de Savigny-sur-Orge, Mathias Gardet a découvert les dossiers de centaines de jeunes Algériens isolés arrivés en France entre 1945 et 1963. Face aux récits des adolescent·es, la parole de l'institution judiciaire, éducative, policière, psychiatrique oppose un écho glaçant et empreint de racisme.
Au cours des dernières décennies de l'Algérie coloniale, de jeunes gens choisissent de venir en Métropole, seul·es, pour rejoindre qui une cousine, qui un père ou un mari, ou simplement trouver un travail et une vie meilleure. Arrêté·es pour vagabondage ou de petits délits, ils et elles sont retenu·es quelques mois dans un centre d'observation en région parisienne, en attendant la décision d'un juge.
C'est donc sous le regard et à la demande de l'institution judiciaire, éducative, policière, psychiatrique qu'ils et elles racontent et dessinent leurs aspirations ordinaires d'adolescent·es : leurs vies là-bas, la traversée en bateau, les hôtels meublés, l'école et les petits boulots, les sorties au bal ou au cinéma, leurs histoires d'amours et expériences sexuelles...
Face à leurs désirs d'émancipation, la parole des professionnels oppose, dans un véritable dialogue de sourds, une sévérité inquisitrice et des jugements biaisés, un écho glaçant et empreint de racisme.
Grâce à cette archive, Mathias Gardet enquête et compose un magnifique récit choral à hauteur d'adolescent·es. Il restitue un pan méconnu de l'histoire de l'immigration et de la justice des mineurs, une réalité incarnée de la situation coloniale. -
Égrenant les caricatures et fantasmes, non dénués parfois de réalité, que génère le mot " patron ", Michel Offerlé, spécialiste du monde politique et du patronat, prend le risque de l'histoire et de la sociologie pour tenter de comprendre qui sont les patron·ne·s, ce qu'ils et elles font et ce qu'ils et elles nous font.
Après une plongée dans la culture populaire présentant les images, le vocabulaire (patron-voyou, salaud de patron, cochon de patron, parasite, exploiteur...) voire le bestiaire carnassier qui entourent le mot chargé qu'est " patron ", et, fréquemment, en France à tout le moins, péjoratif ou insultant, Michel Offerlé entreprend dans ce petit ouvrage vivant une courte histoire et une sociologie des patrons, et des patronnes, dans leur très grande diversité. D'où la difficulté de cerner avec précision un mot, contesté et chahuté, y compris dans leurs propres rangs.
C'est, au xixe siècle, que le patron comme chef d'une unité économique apparaît politiquement et juridiquement après 1830. Dès lors, cette labellisation renvoie aussi à patronage puis à paternalisme, mélange de sentiment de devoir protecteur et de nécessaire surveillance. À partir de la seconde moitié du xxe siècle, le mot s'étire et on quitte, parfois, la famille, et le patron nominal des grands groupes mondialisés est le plus souvent un " dirigeant ", manager ou CEO désigné et contrôlé par des actionnaires qui en sont les véritables propriétaires. Au xxie siècle, vient le temps des entrepreneurs évinçant la symbolique trouble du mot patron des start-up, des autoentrepreneurs ou les entrepreneurs par nécessité - ces derniers étant bien plus nombreux qu'il n'y paraît. Tous sont enrôlés dans la cause de l'entrepreneuriat, étendard de la modernité de l'accomplissement du travail.
Entre le patron-ne exploiteur et le patron-ne héros, l'auteur instille une sociologie du travail patronal (oui ils-elles travaillent bel et bien), de leurs entourages, de leurs engagements collectifs, de leurs goûts et de leurs valeurs (fierté, autonomie, laissez-nous faire, engagement de soi, féminisme de marché, écologie balbutiante) et de leurs répulsions (les petits contre les grands, une suspicion anti-étatique commune) pour comprendre la diversité du " faire patron " dans une économie capitaliste. -
Classe : historiquement, le mot est fort, associé à une remise en cause radicale de l'ordre social ; aujourd'hui, il est affaibli et ne cristallise plus les oppositions politiques, alors que les inégalités de conditions de vie et de travail sont toujours présentes. Il s'agit ici de redonner son tranchant à la classe sociale comme concept et instrument politique d'émancipation.
Pour point de départ, il y a un paradoxe : le mot classe se trouve affaibli aujourd'hui, alors même que la domination capitaliste se radicalise depuis quarante ans. Le sens associé au concept s'est en effet transformé ; le pluriel (classes populaires, classes supérieures ou classes dominantes) a remplacé le singulier de la classe ouvrière et de la bourgeoisie pour désigner les classes et, chez les chercheurs en sciences sociales, l'accent est mis sur la pluralité des conditions socio-économiques et des rapports à la culture et à la politique davantage que sur les formes d'unité. Dit autrement, " la classe ouvrière " ne constitue plus le sujet historique des transformations sociales dans le discours et l'organisation des forces de gauche.
Pour comprendre le paradoxe, il est nécessaire de faire évoluer la définition du mot en lien avec les transformations du capitalisme. L'affaiblissement de la classe est alors à mettre en relation avec la fin d'une configuration historique spécifique : les nouvelles formes de capitalisme qui se sont développées depuis les années 1970 nécessitent de repenser le concept de classe en tant qu'elles fabriquent un type de rapport d'exploitation mais aussi de marchandisation de la monnaie, du travail et de la nature. Ces transformations ne sont pas uniquement économiques, elles se jouent aussi dans les formes de sociabilités, de solidarités et de culture dans lesquelles se forment et se reforment les classes sociales. Ces recompositions sociologiques impliquent dès lors de rompre avec la vision d'une classe ouvrière synonyme de prolétariat industriel pour en redéfinir les contours.
Redonner sa force au mot classe implique également de ne pas en faire un isolat et une chose statique, qui nierait d'autres formes de dominations telles que le genre et la race. Autrement dit, les inégalités de genre, de race ou d'origine migratoire ont une base matérielle dans le capitalisme contemporain qu'il s'agit de prendre au sérieux. La configuration contemporaine invite ainsi à réinventer le processus d'affirmation du mot de classe, en y articulant positivement dans une perspective d'émancipation l'imbrication des rapports de domination. De ce point de vue, les expériences des luttes sociales récentes (par exemple la mobilisation des femmes de chambre de l'hôtel Ibis Batignolles) fournissent des points d'appui pour imaginer un réarmement du mot classe sans affaiblir les autres. -
Dans la France du XXIe siècle, on attend beaucoup de la laïcité, devenue injonction, au risque de devenir discriminatoire dans le discours juridique et politique. Laïcité, donc, un mot " fort " aux enjeux de taille pour notre société, décrypté de manière limpide par la professeure de droit Stéphanie Hennette-Vauchez. Parangon des valeurs républicaines qui connaissent un regain d'exaltation dans le discours juridique et politique, la laïcité se fait métonymie de la République. On lui demande alors de trancher une multitude de questions. A-t-on le droit de porter des tenues religieuses - à l'école, au travail ou à la piscine ? Comment lutter contre le " communautarisme " ou le " séparatisme " ? Ne faudrait-il pas accroître les limites à la liberté d'expression ?
Face à cette hypertrophie du champ et de la portée souvent conférée dans le débat public à la " laïcité ", on propose ici une analyse juridique du principe. Le propos poursuit deux objectifs principaux. Le premier, c'est de rappeler que la laïcité est d'abord un principe visant à organiser les rapports entre l'État et les cultes - et non un principe censé réguler les conduites individuelles ou collectives. On s'attache ici à restituer l'histoire moderne du principe (XIXe-XXe siècles) et à présenter les trois principes dans lesquels se décline alors la laïcité : séparation (des Églises et de l'État), garantie (de la liberté de culte) et neutralité (des autorités publiques). Dans un second temps, l'ouvrage documente et analyse les multiples bouleversements de ce régime républicain et libéral de la laïcité. Il s'agit en particulier de revenir sur les multiples réformes qui, depuis le début du XXIe siècle, tendent à en faire un principe qui ne garantit plus mais restreint la liberté de culte, via, notamment, la génération d'obligations de discrétion sinon de neutralité religieuse pesant désormais sur les personnes privées. L'analyse de ces mutations est critique, tant du point de vue de la non-neutralité de cette nouvelle laïcité qui s'érige en authentique injonction que du point de vue de ses effets discriminatoires (vis-à-vis, en particulier, de l'islam). -
Dans la veine propre à la collection Le mot est faible, ce nouveau titre revient, sous l'angle du droit, sur l'histoire de la nationalité française inventée à la fin du xixe siècle et utilisée depuis pour fabriquer des étrangers et les soumettre à des régimes plus ou moins sévères et cruels suivant les besoins du marché du travail. de définition univoque de l'étranger. Il se définissait par défaut comme
celui qui n'appartient pas à la communauté et il existait donc autant de
figures de l'étranger que de manières inventées par les humains de
former communauté. Ce flou entourant la notion d'étranger a aujourd'hui
disparu. L'État-nation s'est approprié le concept pour en dessiner les
contours au scalpel : l'étranger est celui qui n'a pas la nationalité de l'État
sur le territoire duquel il se trouve. Désormais attribuée de manière
certaine par l'effet du droit, la nationalité sépare irrémédiablement le
national et l'étranger pour soumettre ce dernier à un régime spécial,
arbitraire, plus ou moins sévère et cruel suivant les besoins de l'économie
et les considérations politiques du moment. Et lorsqu'on se penche sur la
condition des personnes étrangères en France, on observe un droit
ségrégationniste - ce qui semble largement admis - et un racisme
systémique de l'État et ses institutions, qu'elles nient avec un cynisme de
moins en moins feutré.
L'un des enjeux de l'ouvrage est de montrer que la catégorie d'étranger -
opposée à celle du national - n'a rien de naturel. En revenant sur la
fabrique de la nationalité française à la fin du xixe siècle, on comprend
qu'elle n'est pas un attribut de la personne humaine et que la qualité
d'étranger, définie en creux, l'a été depuis son origine par l'État à des fins
utilitaristes. Satisfaire le marché du travail et organiser la ségrégation des
candidat·es suivant leur origine, voilà les deux axes inconditionnels de la
politique migratoire française. Lorsque le besoin de main-d'oeuvre " peu
qualifiée " baisse dans la dernière partie du xxe siècle, la France puis
l'Europe tout entière cherchent à entraver l'arrivée de nouveaux
" migrants ", notamment grâce à des systèmes juridiques et policiers
toujours plus sophistiqués. Ces dispositifs de " gestion des flux " obligent
les personnes qui veulent gagner l'Europe à mettre leur vie en jeu et -
c'est un phénomène nouveau - elles sont des milliers à mourir chaque
année sur les routes de l'exil.
Si tout cela est possible, s'il existe des milliers d'agents étatiques pour
mettre quotidiennement en oeuvre ces politiques inégalitaires et féroces,
c'est qu'elles sont largement habillées par le droit. Le droit est en effet un
outil terriblement efficace : il confère à cet édifice macabre sa légitimité,
tandis que l'enchevêtrement des textes et l'abstraction des catégories
juridiques tiennent le réel à distance. -
Arpenter le paysage ; poètes, géographes et montagnards
Martin de La Soudière
- Anamosa
- 3 Octobre 2019
- 9791095772682
Pour la première fois, Martin de La Soudière, " ethnologue du dehors " et du temps qu'il fait, se livre à l'introspection. Essai autobiographique sur le paysage, cet ouvrage est un retour aux origines, une entrée sur le terrain pour l'ethnologue féru de géographie... Ce paysage intime a pour cadre la montagne, celle des Pyrénées.
Sur le mode du récit, Martin de La Soudière dialogue avec ses pères et ses carnets de travail. Son corpus hors du commun rassemble des écrivains, géographes, paysagistes, peintres, botanistes, mais aussi grimpeurs, militaires, cartographes, taupiers, bergers et autres promeneurs. Tous écrivent leur paysage. Franz Schrader, Élisée Reclus ou Vidal de La Blache habitent l'imaginaire de l'auteur, au même titre que les manuels d'escalades du XIXe siècle ou les livres de géographie du jeune élève des années 1950/1960. Entrer en Pyrénées s'opère aussi à différentes échelles, la vue statique et graphique avec son cadre et sa lumière est indissociable de l'expérience de l'escalade, de la promenade en famille ou de l'expédition aventurière entre frères et soeurs. Comme Martin de La Soudière le dit, on entre en paysage avec le pied et avec la main (on empoigne la matière de la roche pour grimper aux sommets). Mais l'écriture du paysage, en plein vent et en cabinet, est aussi une affaire de rituels. L'auteur scrute les gestes de ses poètes de prédilection : Jean-Loup Trassard arpentant son bocage, Julien Gracq au volant de sa deux-chevaux sur les rives de la Loire, André Dhôtel se perdant dans la forêt des Ardennes, jusqu'à Fernando Pessoa le promeneur immobile de Lisbonne. À travers ses " devanciers " comme il les appelle, l'auteur revendique une intimité du paysage féconde pour l'imaginaire et le travail intellectuel.
Dans cet ouvrage, Martin de La Soudière " franchit " la montagne en quelque sorte : inaugurant son récit par le souvenir de l'arrivée au seuil des Pyrénées quand il était enfant, le père de famille proclamant au volant de sa 15 chevaux " Et voici nos montagnes ", il le termine de l'autre côté du sommet, en Aragon, sur un dialogue avec son frère décédé Vincent, dialogue aux accents d'énigmes sur une vue panoramique. Le récit est accompagné de photos personnelles, d'extraits des carnets de Martin, carnets de son enfance jusqu'à aujourd'hui. -
Par monts et par vaux : petit abécédaire des paysages
Martin de La Soudière
- Anamosa
- 17 Août 2023
- 9782381910697
D'alpage en verger : l'ethnologue du dehors et arpenteur Martin de la Soudière, remarqué notamment pour son superbe Arpenter le paysage (2019), livre ici un abécédaire personnel et nourri de littérature des motifs paysagers. D'alpage en verger, de bocage en sommet, d'étang en marais... Voici quelques-uns des motifs qui marquent en profondeur le territoire de la France tout comme les paysages intimes de l'ethnologue et arpenteur Martin de la Soudière. Dans cet abécédaire délibérément parcellaire, il en a répertorié vingt-deux et les décline de manière généreuse et joyeuse, selon cette approche qui lui est propre, personnelle et polyphonique, autant littéraire que géographique.
Ces motifs paysagers sont aussi des lieux : non pas des hauts lieux, mais des lieux ordinaires, des lieux communs en commun. À la fois singuliers et emblématiques, ils nous interpellent, renvoyant ainsi plus largement à notre culture de l'espace et de la nature. Cet ouvrage est aussi un appel à se rendre sur place, non comme un parcours fléché en suivant un guide, à la recherche du pittoresque, mais comme une promenade buissonnière, à l'écoute de nos sensibilités collectives et individuelles. -
La Paix des ménages - Histoire des violences conjugales XIXe-XXIe siècle
Victoria Vanneau
- Anamosa
- 3 Mars 2016
- 9791095772026
Si la question des violences conjugales est aujourd'hui présente dans les médias et l'espace public comme un " fait de société ", nommé et condamné, jamais leur histoire, ou plutôt celle de leur lente définition, n'en avait été écrite : c'est chose faite avec ce livre, contribution majeure à la compréhension du XIX e siècle et à la définition de ces " brutalités domestiques ".
Devenue un " fait de société ", la question des violences conjugales avance aujourd'hui lestée de chiffres, mais aussi d'une " belle " mythologie : nous autres modernes serions les premiers à lutter contre elles, à les juger réprouvables et même à les punir.
À l'heure où les historiens s'emploient à revisiter la place de l'État dans l'organisation des sociétés, ce livre est une contribution majeure à la compréhension historique de la place du droit et de la justice dans le processus de pacification des moeurs qui tenaille tant le XIXe siècle. Nourri des centaines d'affaires de violences conjugales dont les tribunaux n'ont pas cessé d'être saisis, il souligne la difficulté de saisir ces violences, pour les victimes notamment, il plonge le lecteur dans l'ambiance des tribunaux et fait le pari de se placer au plus près des magistrats qui traitent ces affaires. Y apportant des arguments solides et historiquement fondés, il permet également d'alimenter les débats citoyens et d'aller à l'encontre de certaines idées reçues : les hommes battus existent aussi, le xixe siècle ne fut pas que celui du " droit de correction " et, peut-être, ayant fait de ces violences un " fait de droit " et non pas un " fait de société ", savait-il mieux les punir qu'aujourd'hui.
Mention spéciale au Prix Malesherbes 2017. -
Non le concept d'intersectionnalité ne représente pas un danger pour la société ou l'université, ni ne fait disparaître la classe au profit de la race ou du genre. Bien au contraire, cet outil d'analyse est porteur d'une exigence, tant conceptuelle que politique. Une synthèse nécessaire, riche et argumentée, pour comprendre de quoi on parle
Les attaques contre les sciences sociales se font de plus en plus nombreuses. À travers elles, ce sont certains travaux critiques qui sont particulièrement visés, notamment ceux portant sur les discriminations raciales, les études de genre et l'intersectionnalité.
À partir d'un article de 2019, devenu référence et paru dans la revue
Mouvements, entièrement revu et actualisé, voici, pour toutes et tous, une synthèse salutaire et nécessaire sur ce qu'est réellement la notion d'intersectionnalité. Les autrices, sociologues, s'attachent d'abord à rappeler l'histoire du concept élaboré il y a plus de trente ans par des théoriciennes féministes de couleur pour désigner et appréhender les processus d'imbrication et de co-construction de différents rapports de pouvoir - en particulier la classe, la race et le genre. Il s'agit ensuite de s'interroger sur les résistances, les " peurs ", les discours déformants et autres instrumentalisations politiques que l'intersectionnalité suscite particulièrement en France. Mais justement, défendre les approches intersectionnelles, n'est-ce pas prendre en compte, de manière plus juste, les expériences sociales multiples et complexes vécues par les individu·es, et donc se donner les moyens de penser une véritable transformation sociale ?
Pour l'intersectionnalité : "
Qui nos institutions académiques accueillent-elles et
quels savoirs valorisent-elles et font-elles éclore sont donc deux questions indissociables. Et ce n'est qu'en tentant d'y répondre et en donnant toute sa place à des travaux potentiellement porteurs de transformation sociale pour les groupes marginalisés que l'enseignement supérieur et la recherche pourront continuer de jouer un rôle politique et social en France, car elles produiront une recherche scientifique qui renouvelle notre compréhension du monde social et le donne à voir dans sa complexité. " Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz. -
Les répercussions mondiales de la mort de George Floyd le 25 mai 2020 l'ont montré : plus que jamais il est utile de défendre un usage critique du mot race, celui qui permet de désigner et par là de déjouer les actualisations contemporaines de l'assignation raciale.
User de manière critique de la notion de race, c'est décider de regarder au-delà de l'expression manifeste et facilement décelable du racisme assumé. C'est saisir la forme sédimentée, ordinaire et banalisée de l'assignation raciale et la désigner comme telle, quand elle s'exprime dans une blague ou un compliment, dans une manière de se croire attentif ou au contraire de laisser glisser le lapsus, dans le regard que l'on porte ou la compétence particulière que l'on attribue. C'est ainsi expliciter et problématiser la manière dont selon les époques et les contextes, une société construit du racial.
Si le mot a changé d'usage et de camp, il demeure cependant tributaire de son histoire et y recourir de manière critique fait facilement l'objet d'un retournement de discrédit. Celles et ceux qui dénoncent les logiques de racialisation sont traité·es de racistes. Celles et ceux qui mettent en lumière l'expérience minoritaire en la rapportant à celle des discriminations raciales sont accusé·es d'avoir des vues hégémoniques. Dans le même temps, les discours racialisants continuent de prospérer sous le regard indifférent de la majorité.
Si le mot de race sert à révéler, y recourir est donc d'autant plus nécessaire dans le contexte français d'une République qui pense avoir réalisé son exigence d'indifférence à la race et y être parfaitement " aveugle ",
" colour-blind ", dirait-on en anglais. -
" Décolonial " ou " décolonialisme " : des mots omniprésents dans le débat public français, mais dont le sens réel et la portée heuristique semblent ignorés ou instrumentalisés. Ce nouvel opus de la collection Le mot est faible permet d'y voir plus clair.
Depuis quelques années, les mots " décolonial " et " décolonialisme " ont fait leur apparition dans le débat public français : dans les tribunes, discours, essais ou encore éditoriaux divers. Ils y occupent une place très particulière, celle du mot qui divise en prétendant défendre l'unité, celle du mot qui agit en prétendant se contenter de décrire, celle de la victime contre l'ennemi qui menace.
Comme nombre de titres de la collection Le mot est faible, l'objectif de l'ouvrage est d'explorer les transformations de certaines approches épistémiques contre-hégémoniques à l'échelle mondiale. Si le mouvement décolonial n'est pas le seul existant, il est sans doute l'un des plus repris actuellement, du fait de son affinité sémantique avec l'idée de décolonisation. Explorer ces nouvelles approches nécessite aussi de s'intéresser aux logiques de résistance - politiques et intellectuelles - qui s'exercent en particulier en France à leur égard. L'ouvrage tente non pas de rester neutre, mais de plaider pour un engagement académique, tout à la fois réflexif et situé, attentif à saisir à quel point et de quelle manière l'ethnocentrisme - pas seulement eurocentré - invite au binarisme. Il s'agit d'inciter à réfléchir et à rendre possible un dialogue scientifique plus large, ouvert au(x) monde(s) et à une forme d'universalité différente, qu'on l'appelle " pluriverselle " ou tout simplement " plurielle ". -
L'appel de la guerre ; des adolescents au combat, 1914-1918
Manon Pignot
- Anamosa
- 4 Avril 2019
- 9791095772668
Dans ce travail pionnier, Manon Pignot interroge les parcours et motivations des adolescents qui se sont engagés, aux côtés des armées régulières, dans le premier conflit mondial. En creux, se dessine la délicate question d'un éventuel désir de guerre chez ces jeunes combattants, qui vient nous interroger, dans nos visions contemporaines, nous lecteurs du XXI e siècle.
Christian Sarton du Jonchay, Ernest Wrentmore, Marina Yurlova, Rudolf Hss, Jack Cornwell... Ces jeunes Français, Américain, Russe, Allemand ou Anglais sont nés entre 1899 et 1904 ; ce sont des combattants juvéniles, dont l'historienne Manon Pignot est allée chercher la trace dans les archives d'Europe et d'Amérique du Nord. Bien souvent camouflés, du fait du caractère illicite de leur engagement au sein des armées régulières, trouver ces " ado-combattants " relève du jeu de piste, tant les sources sont parcellaires, dissimulées. L'auteure interroge les raisons comme les modalités de l'engagement de ces adolescents, les obstacles aussi qu'ils ont dû surmonter et la manière, s'ils ont survécu, dont cette expérience de guerre les a marqués. Patriotisme, transgression et filiation, désir d'aventure et désir de guerre... C'est une histoire délicate à écrire, tant elle touche à nos conceptions contemporaines de l'enfance et de l'adolescence. Avec ce travail pionnier, Manon Pignot s'attaque à un angle mort de l'historiographie contemporaine. -
En 1832 à Paris, les funérailles du général Lamarque, icône populaire victime du choléra, déclenchent l'insurrection des 5 et 6 juin. Alors que Victor Hugo choisissait ce décor pour hisser Gavroche sur les barricades, Thomas Bouchet livre une chronique de cette année exceptionnelle à travers les voix de quatre femmes que tout oppose.
1832 : tandis que Paris vibre, vacille et gronde sous les coups redoublés de l'épidémie et de la guerre des rues,
Adélaïde s'ennuie. Elle frémit dans son salon à la lecture des journaux, se délecte du chocolat que sa domestique lui rapporte de chez Marquis, s'émerveille en recluse des oiseaux du Jardin des Plantes où elle vit, loin des barricades (où Gavroche meurt). Émilie la saint-simonienne se bat du côté de Ménilmontant pour faire entendre la cause féministe. Louise, marchande ambulante du centre de Paris, atteinte du choléra et soupçonnée d'avoir participé à l'insurrection, est soumise à l'interrogatoire du commissaire, du juge et du médecin. Lucie, la mystique en extase, jouit du corps de Jésus, derrière les murs d'un couvent puis le choléra l'emporte.
Comment situer ce texte inclassable ? " Tout est vrai, mais rien n'est vrai " nous dit Thomas Bouchet, historien talentueux du sensible et amoureux rigoureux de littérature. Ces femmes sont fictives, mais leur incarnation aux accents hyperréalistes se développe à travers l'usage minutieux des archives. Ce sont le corps et ses humeurs, l'expérience sexuelle, les maux de dents, le goût du chocolat ou celui de l'eau de vie dans les estaminets. La girafe du Jardin des Plantes, les indigènes qui traversent le paysage ou la rubrique des faits divers sont autant d'éclats de réel. Mais le tour de force littéraire et politique réside aussi et surtout dans la voix des femmes. Toutes sont recluses, c'est leur condition, que ce soit dans " l'île " du Jardin des Plantes, le couvent de la rue Neuve Sainte-Geneviève, la colline de Ménilmontant et la prison la vraie, Saint-Lazare, pour Louise. Thomas Bouchet relaie la parole des femmes, alors que les voix des hommes sont ici inaudibles. Chacune a un mode d'expression qui s'accorde avec sa condition : la bourgeoise a accès à la correspondance et se prête à des essais littéraires, pour la religieuse c'est le journal intime, pour la militante, le discours, la harangue, et la marchande, la plus précaire de toutes, parle à travers les minutes des interrogatoires.
L'effet de réel est saisissant. -
Alors que le mot " utopie " est au mieux paré des vertus du doux rêve, au pire rangé pour certains non loin des totalitarismes, l'historien Thomas Bouchet s'en empare, dans un voyage au sein de la littérature et de la théorie politique, afin de le recharger.
" Les six lettres d'utopie nous sont assez familières. Pourtant, il est difficile de déterminer quelle place le mot tient dans nos vies. Il paraît à la fois proche et lointain. Il est déroutant en lui-même car si en grec " topos " signifie " lieu ", le " u " initial peut être l'équivalent d'un " ou " et l'utopie serait alors le non-lieu (le lieu de nulle part), ou bien l'équivalent d'un " eu " et l'utopie serait alors le bon lieu (le lieu du bonheur). Il déroute aussi parce qu'il est environné d'une petite nébuleuse de mots dérivés, de qualificatifs, d'expressions apparentées. Utopie, mais aussi utopiste ou utopique. Utopie, pure utopie, belle utopie, folle utopie. Ceci est une utopie, cela n'est pas une utopie ou n'est qu'une utopie. Il y a aussi anti-utopie ou contre-utopie (mais quel lien entre ces deux-là ?), qui peuvent aussi accompagner utopie, ou s'y confronter, ou s'y substituer. Accommodée à toutes les sauces, l'utopie a été parée dans l'histoire de couleurs diverses voire inconciliables. Cela reste le cas aujourd'hui - on peut s'en convaincre en faisant le test auprès de proches ou de passants. Orange sur le mur de la Croix-Rousse, mais aussi rose ou rouge ou brune ou noire, verte comme l'écologie, jaune comme l'opposition populaire au président Macron et à son gouvernement. Ou arc-en-ciel. Certains la voient transparente, d'autres opaque. Ici claire, sombre là.Elle peut être désirée ou bien dénigrée, prisée ou bien méprisée. Elle peut s'employer avec le U majuscule de l'admiration ou de la peur, ou avec un u minuscule motivé par la confiance, l'attendrissement, la moquerie. Elle donne lieu à toutes sortes de parallèles, rapprochements, télescopages, mises à distance : avec idéologie (Karl Mannheim, Paul Ricoeur), rêve, mythe, réalité, fiction et aussi science-fiction, et même totalitarisme. Car utopie est aussi - et peut-être même surtout - ce qu'en font celles et ceux qui s'en saisissent. Ce mot-caméléon prend les teintes de ce qui l'entoure. " Vive l'utopie " pour les un·es, " à bas l'utopie " pour les autres : le mot est davantage polémique que descriptif et l'effet de brouillage n'en est que plus marqué. En bref : utopie est un mot vif et vivant, un mot qui ne tient pas en place et qui pour cette raison même nous est précieux. " Thomas Bouchet -
L'aiguille et la plume : Jules Gay, Désirée Véret, 1807-1897
Thomas Bouchet
- Anamosa
- 26 Septembre 2024
- 9782381910949
Grand spécialiste du bouillonnant XIX e siècle, Thomas Bouchet questionne ici l'écriture biographique. Il propose un " pas de deux ", nous faisant approcher au plus près de ses " personnages " (l'ouvrière de l'aiguille Désirée Véret et l'éditeur Jules Gay), de leurs engagements politiques et sociaux, des " paysages changeants " qui colorent les vies - les leurs, les nôtres. Elle était femme d'aiguille, il était homme de plume. Elle et lui ont formé un couple pendant un demi-siècle. Les longues existences des socialistes Jules Gay et Désirée Véret invitent à se demander, à hauteur d'expériences souvent fragmentaires, ce que pouvait signifier vivre, vivre à deux, vivre en société, être animé·e par la soif de changer la vie durant le bouillonnant xixe siècle. Leurs parcours engagés résonnent avec certains des plus âpres combats de l'époque, sur plusieurs fronts, dans leurs milieux respectifs et au-delà : socialismes en tout genre, féminisme, éducation des enfants, liberté de la presse, anticléricalisme, pacifisme, internationalisme.
Placer en dialogue leurs trajectoires, montrer proximités et dissemblances dans leurs pensées et agissements, observer leurs relations avec leurs contemporain·es, c'est une façon de faire osciller le genre biographique entre le solo, le duo et un foisonnant pluriel, de s'essayer à écrire une-deux-plusieurs vies. Pour ce faire, plutôt qu'une trame en ligne droite, l'historien Thomas Bouchet propose ici un dispositif en " morceaux " et tisse ensemble son récit, les voix de Désirée et de Jules, d'autres voix qui se font entendre à leur propos.
Et ce sont bien des " éclats de vie " qui restent en tête, une fois que l'on a cheminé avec Désirée ou Jules, avec Désirée et Jules. Leur " pas de deux " nous fait nous approcher au plus près de leurs silhouettes et des " paysages changeants " qui colorent en profondeur les vies - les leurs, les nôtres. -
Alors que le mot " révolution " sert à vendre à peu près n'importe quoi et n'importe qui, ce livre fort et joyeux montre comment il a été domestiqué par tous les pouvoirs depuis le xixe siècle et comment, en le prenant de nouveau au sérieux là où il veut dire quelque chose, il est possible de renouer avec la puissance et la promesse imaginatives des processus révolutionnaires.
Le mot " révolution " se prête désormais à tout. Il sert à vendre des yaourts ou des chaussures aussi bien que les idées de campagne, pourtant très libérales, du président Macron. Il est temps de lutter contre ces détournements. Ludivine Bantigny, spécialiste renommée et engagée de l'histoire des luttes contemporaines, et notamment de Mai 68, montre ici combien les révolutions ont été l'objet d'un intense travail de domestication. Les élites du xixe siècle se sont montrées obsédées d'en finir avec elles, d'en dompter les élans et d'en effacer les traces. Celles du xxe siècle, en les célébrant, en les commémorant avec faste, n'ont pas cessé de les apprivoiser au point qu'elles n'inquiètent plus personne. Mais arracher le mot à la langue feutrée du pouvoir, qu'il soit économique ou politique, ne suffit pas. Il faut en retrouver le sens en acte. En prenant pour appui les mouvements de lutte contre le capitalisme, comme ceux du Chiapas, ce livre vigoureux libère avec bonheur la force des espérances, des rencontres et des potentialités que font naître les révolutions. -
En redonnant du crédit à l'idée que nous faisons partie d'un monde vivant, les pensées de l'écologie accompagnent aujourd'hui une recomposition de l'idée de nature, lourde de conséquences politiques et qui ébranle en profondeur les croyances et les valeurs de l'Occident moderne. Pour se repérer dans ce vaste chantier philosophique, cet ouvrage propose quelques balises.
Après des études de philosophie et différents postes dans l'édition, Baptiste Lanaspeze, l'auteur de ce livre, a créé en 2009 Wildproject à Marseille, une maison pionnière dans la diffusion des pensées de l'écologie et de la philosophie environnementale. Dans une époque de prolifération parfois cacophonique des discours sur l'écologie et la crise en cours, ce livre a été conçu comme une boussole pour s'orienter. C'est aussi une tentative de synthèse d'une vie intellectuelle, professionnelle, psychologique et politique. Tout en s'appuyant sur des lectures et références philosophiques et scientifiques non occidentales en grande partie et muries depuis une vingtaine d'années (citons notamment l'historien powatan Jack Forbes, l'écologue japonais Kinji Imanishi, l'historien camerounais Achille Mbembe ou encore la philosophe et écoféministe indienne Vandana Shiva), le texte témoigne aussi d'une trajectoire, du mouvement d'une génération.
En redéfinissant la nature comme la société des vivants, les pensées de l'écologie nous invitent à penser nos organisations sociales non pas comme une prérogative spécifiquement humaine, mais comme des prolongements des sociétés animales et végétale. Nos sociétés humaines ne transcendent pas les autres sociétés terrestres, mais y sont intégrées, elles en découlent, et elles lui sont redevables. Tout en s'adossant à l'idée d'un sens ancien de la nature comme " monde vivant dont nous faisons partie ", il s'agit cependant ici de " recharger " l'idée de nature par les avancées des pensées écoféministes et décoloniales. Il s'agit même d'un enjeu majeur pour l'auteur : " une lutte écologiste conséquente est nécessairement décoloniale ; et inversement ". -
Les larmes de Rome ; le pouvoir de pleurer dans l'Antiquité
Sarah Rey
- Anamosa
- 5 Octobre 2017
- 9791095772316
Qui n'a en tête les larmes d'Obama en 2016, à l'évocation d'une fusillade dans une école ? Un homme, puissant de surcroît, pouvait donc manifester son émotion en public ! Apparente nouveauté car l'expression lacrymale n'a pas toujours été associée à une forme de faiblesse. Dans la Rome antique, les larmes étaient même un adjuvant du politique, l'arme des orateurs et le moyen de se distinguer du vulgaire. Une originale plongée dans la société de conquérants impitoyables, mais sentimentaux !
Aussi surprenant que cela puisse paraître, les larmes coulent en abondance chez les Romains. Les empereurs, le peuple, les sénateurs, les soldats pleurent. Débats publics, procès ou ambassades, tout est prétexte aux déversements d'émotions. Plus que les Grecs, déjà grands pleureurs, les Romains ont la larme facile. La variété du vocabulaire latin vient l'attester. Les verbes
flere,
deflere,
lacrimare,
deplorare,
complorare,
gemere,
lugere,
complangere,
plangere,
queri, désignent tous l'action de pleurer, de se lamenter, parfois de manière bruyante et spectaculaire, gestes à l'appui : on se frappe la poitrine, on lacère ses vêtements, on griffe son visage, on se roule par terre. Les Romains s'épuisent à pleurer, leurs yeux s'y abîment. Souvent dépeints en conquérants impitoyables (ce qu'ils étaient), les Romains sont trop rarement montrés dans leurs moments de fragilité ou d'égarement. Les Romains construisent des routes, des ponts et des villes, ils bâtissent un Empire, mais ne s'abaissent pas à pleurer, pense-t-on. Leur mauvaise réputation de rudesse a jusque-là découragé toute enquête générale sur leurs larmes, là où les lamentations des héros grecs ont déjà fait couler beaucoup d'encre.
Dans cette histoire inversée de la force romaine, il faut accepter de ne pas s'y reconnaître, de perdre pied. Les comportements sociaux des Romains, souvent ponctués de larmes, nous dépaysent. Le parcours que propose ce livre est ainsi celui d'un paradoxe : saisir l'étrangeté de ces larmes d'hier si semblables aux nôtres, c'est aussi comprendre qu'elles n'ont pourtant rien de celles d'aujourd'hui.